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Au Cameroun, l’art de patienter semble élevé au rang d’institution. Depuis le dernier Conseil supérieur de la magistrature, tenu le 10 août 2020, des dizaines de magistrats formés, motivés, et prêts à servir la nation, sont laissés en mode veille. Certains attendent une affectation qui ne vient jamais, d’autres, épuisés par l’attente, se retirent dans le silence ou, pour les plus malchanceux, rejoignent leur Créateur sans avoir eu le privilège d’exercer un jour.
À l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM), on enseigne l’éthique, la déontologie et les subtilités des codes juridiques. Mais il semble qu’un autre cours non officiel se soit ajouté au programme : celui de la patience administrative. Car au Cameroun, le diplôme de magistrat ne garantit ni affectation, ni carrière, mais seulement un siège pour attendre dans un vide institutionnel sans fin.
Ce qui choque le plus, ce n’est pas seulement l’inertie, mais le fait qu’elle soit normalisée. Certains magistrats fraîchement sortis de l’ENAM n’ont jamais vu l’intérieur d’un tribunal, tandis que d’autres, usés par les années, occupent les mêmes postes depuis des décennies. Entre eux, des cohortes entières de magistrats “fantômes”, coincés dans un entre-deux absurde où ils ne peuvent ni avancer, ni rebrousser chemin.
Un Conseil supérieur… ou inférieur ?
Le Conseil supérieur de la magistrature, censé être le moteur du système judiciaire, ressemble de plus en plus à un moteur calé. Depuis sa dernière réunion en 2020, aucun signe de vie notable : pas d’affectations majeures, pas de promotions significatives, et encore moins de réformes. Et ce n’est pas une première. Avant la session d’août 2020, il avait fallu attendre trois ans après celle de 2017 pour qu’une nouvelle rencontre ait lieu. Et entre 2011 et 2017, un silence assourdissant de six ans avait marqué les esprits.
Ces irrégularités sont à l’image d’une administration où l’urgence n’a jamais vraiment sa place. En attendant, les magistrats patientent, les carrières stagnent, et la justice elle-même semble engluée dans une inertie chronique.
Pour les magistrats, la réalité oscille entre frustration et résignation. Certains finissent par se réinventer, troquant leur robe pour d’autres carrières moins prestigieuses mais plus stables. D’autres, plus stoïques, attendent des années dans l’espoir qu’une affectation vienne briser leur immobilité. Et puis, il y a ceux qui, faute de perspectives, perdent toute motivation, devenant les symboles vivants d’un système qui broie les ambitions.
Le sort des magistrats en attente n’est pas un cas isolé : il est le reflet d’un mode de gestion où l’inertie est devenue une norme. Au lieu de mobiliser et d’encadrer les compétences disponibles, on les laisse moisir, tandis que la machine administrative s’enlise dans des lenteurs inexpliquées.
Pourtant, au cœur de ce désordre organisé, certains parviennent à avancer… grâce à des “interventions”. Ceux qui connaissent les bons réseaux ou disposent de bras longs trouvent des raccourcis là où d’autres sont piégés dans des cercles vicieux. Une injustice de plus dans un système censé incarner l’équité.
Au-delà des frustrations des magistrats, c’est la crédibilité même de la justice qui est en jeu. Une justice immobile n’est plus une justice. Et quand ceux qui sont censés la garantir sont eux-mêmes victimes de cette inertie, que reste-t-il pour les citoyens ?
Il est temps de relancer la machine. Que le Conseil supérieur de la magistrature sorte enfin de son sommeil profond. Que les magistrats soient affectés, promus, et valorisés. Et surtout, que la justice camerounaise prouve qu’elle est encore capable d’avancer. En attendant, nos magistrats continuent d’attendre… mais pour combien de temps encore ?
Charles Chacot CHIME