
À six mois d’une présidentielle cruciale prévue en octobre 2025, le Cameroun voit émerger un projet controversé : la création du « Grand Orient du Cameroun », une nouvelle obédience maçonnique portée par des figures influentes du pays. Présentée comme une renaissance de la franc-maçonnerie locale, cette initiative suscite méfiance et divisions, révélant les risques d’instrumentalisation politique et les fractures historiques d’un mouvement censé incarner l’universalisme.
Une résurgence aux relents politiques
Le 18 avril 2025, à Douala, une cérémonie « historique » a marqué le rallumage des feux de la loge « Lumière du Cameroun », référence directe à un atelier maçonnique ayant jadis accueilli des figures anticoloniales comme Félix Éboué et Blaise Diagne. Derrière ce geste symbolique se cache un projet plus ambitieux : obtenir la reconnaissance du Grand Orient de France (GODF) pour légitimer cette nouvelle structure, présentée comme apolitique mais pilotée par des personnalités proches du pouvoir et de l’opposition.
Parmi les promoteurs figurent Yves Martin Ahanda Assiga, député et chirurgien réputé, Olivier Behle, ancien patron du Gecam, ou encore Richard Ndjock, secrétaire général au ministère de la Santé. Leur objectif affiché ? « Revivifier » une franc-maçonnerie camerounaise jugée trop silencieuse face aux défis sociétaux. Pourtant, le timing interroge : à quelques mois d’un scrutin présidentiel tendu, cette initiative ressemble à une manœuvre pour infiltrer le débat public sous couvert de neutralité philosophique.
Des divisions qui fragilisent l’unité maçonnique
La communauté maçonnique camerounaise, déjà minée par des rivalités, voit dans ce projet une menace. La Grande Loge unie du Cameroun (GLUC), seule obédience locale affiliée au GODF, craint une concurrence déloyale. « Comment le GODF pourrait-il reconnaître une structure qui sape notre légitimité ? », s’interroge un membre sous anonymat . Les tensions s’exacerbent autour de questions clés :
- La mixité : Alors que le GODF prône l’égalité hommes-femmes depuis 1893, certaines loges camerounaises rechignent à accueillir des femmes, révélant un conservatisme incompatible avec les valeurs affichées .
- L’héritage colonial : Le rallumage de la « Lumière du Cameroun » évoque une époque où la franc-maçonnerie servait de creuset aux élites anticoloniales. Mais aujourd’hui, certains y voient une récupération par des réseaux clientélistes, loin de l’idéal émancipateur initial.
Le GODF, arbitre d’une bataille à haut risque
Fondé en 1773, le Grand Orient de France incarne une franc-maçonnerie « libérale », attachée à la laïcité et à la liberté de conscience. Son rôle est central : en juin 2025, son convent décidera de la reconnaissance – ou non – du Grand Orient du Cameroun. Une décision lourde de conséquences, alors que le GODF entretient des liens historiques avec l’Afrique, notamment via l’installation de loges engagées dans des missions de « réconciliation » post-conflits.
Mais cette implication n’est pas sans ambiguïtés. En 2016, lors des Rencontres maçonniques de Douala, le GODF avait déjà installé des loges en Centrafrique, suscitant des critiques sur une forme de néocolonialisme culturel . Aujourd’hui, reconnaître une obédience camerounaise alignée sur des intérêts politiques locaux risquerait d’enfoncer le pays dans une opacité propice aux manipulations électorales.
Franc-maçonnerie ou secte ? Le danger de l’opacité
Derrière les discours sur la « revitalisation » se cachent des enjeux de pouvoir. Au Cameroun, où la corruption et les inégalités gangrènent la société, une obédience maçonnique infiltrée par l’élite pourrait devenir un outil de contrôle social. Les critiques dénoncent une « maçonnerie des palais », loin des idéaux de transparence et de fraternité.
L’histoire récente du continent montre les dérives possibles : au Gabon ou au Congo, des loges ont servi de relais à des régimes autoritaires, facilitant réseaux d’influence et arrangements occultes. Au Cameroun, où la crise anglophone a déjà fait plus de 6 000 morts depuis 2017, l’émergence d’une structure maçonnique divisée pourrait attiser les tensions identitaires, notamment dans les régions anglophones marginalisées.
L’urgence de la vigilance
Alors que le GODF s’apprête à trancher, la question centrale reste : à qui profite cette nouvelle obédience ? Si ses promoteurs invoquent un retour aux sources humanistes, le contexte électoral et les fractures internes laissent craindre une instrumentalisation du pouvoir spirituel à des fins temporelles.
Dans un pays où la démocratie vacille et où les libertés se restreignent, la franc-maçonnerie ne doit pas devenir le paravent d’une oligarchie. Il est temps que les « frères » camerounais choisissent leur camp : celui de l’opacité complice ou celui de la lumière démocratique.
Verdict en juin. En attendant, la « Lumière du Cameroun » brille d’un éclat trouble, rappelant que les sociétés secrètes, même bien intentionnées, peuvent se muer en sectes dévastatrices quand le pouvoir l’emporte sur les principes.
Emmanuel Ekouli